5 - L’eau blanche

Depuis les événements à La Méridéenne et l'avènement du nouveau Grand Sage, Rico était revenu à Toulon et y menait une presque vie rangée. Pour un observateur ordinaire, du moins.

Jean, quant à lui, s'était établi à Cannes-la-Bocca où il y vivait de ses talents d'écrivain. Il s'était détaché de la vie des profondeurs qu'il ne fréquentait plus qu'épisodiquement. Les épisodes passés avaient laissé des traces et Jean disait que La Méridéenne avait changé ... Rico, lui, regrettait que Jean ait pris de la distance, non seulement avec La Méridéenne, mais aussi avec lui-même car leurs rencontres s'espaçaient de plus en plus, il le sentait bien.

Mais Rico avait du mal de rompre avec son passé, celui d'avant la révélation, et il retombait presque naturellement dans les louches combines d'antan. Jean, le droit, le lui reprochait souvent. Rico s'en expliquait par les durs nécessités de sa vie de terrien, sans pouvoir se convaincre lui-même.

Il s'était pourtant trouvé un bon job à l'espace Mirabeau du Cercle Naval de Toulon, un hôtel pour officiers où il assurait la garde de nuit. Il avait accepté ce poste pensant qu'ainsi ses nuits seraient sainement occupées, à l'abri des tentations. Mais ces veilles de 10 heures lui laissaient beaucoup d'autres nuits de récupération. Par ailleurs, les contacts avec ces baroudeurs d'officiers de marine étaient intéressants. Surtout avec l'un d'eux, le lieutenant de vaisseaux Gérard ...

* * * * * * * * * *

15° de longitude et 27 de latitude, il y est presque, par un soleil levant de toute beauté. Il a dû naviguer toute la nuit, plus contraint par l'heure de départ que par celle de l'arrivée. Le soleil, émergeant de la mer, devient de plus en plus aveuglant au fur et à mesure qu'il s'élève. Il est en plein dans le cap à suivre. Mais le point est atteint. Il affale tout et lance l'ancre flottante. Sans perdre une minute, il se jette à l'eau pour une reconnaissance.

Son premier constat le conforte dans l'idée qu'il n'a pas été abusé : Il n'y a pas plus de 50 mètres de fond environ, comme cela lui a été expliqué. Bizarre, il ne connaissait pas cette particularité en pleine Méditerranée qu'il croyait si bien connaître. Pour autant, il n'observe rien de particulier si ce ne sont ces requins blancs en chasse. Autant dire rien puisqu'ils n'existent pas l'un pour l'autre.

Depuis près d'une demi-heure qu'il explore l'endroit, il n'y a toujours rien en vue. Soudain, le fond s'incline et un abîme s'amorce. Demi-tour, il fait fausse route. Pas plus de 50 m de fond, lui a t-on répété. Et puis, au détour d'une série de blocs rocheux, il lui apparaît enfin ce container. Peint en rouge, presque neuf, à l'endroit, bien posé, comme dans l'attente d'un chargement. Jusqu'ici, on ne lui a pas menti. Il ne reste plus qu'à explorer l'intérieur pour en être complètement sûr.

Le système d'ouverture est plombé. Avant de l'ouvrir, il a le temps de se poser la question des différences de pressions entre l'extérieur et l'intérieur. Il conclut que le caisson n'est pas étanche et que donc les pressions sont égales. Il parvient d'ailleurs assez facilement à ouvrir la porte. Aussitôt, il est envahi par une boue blanche et grasse, visqueuse et collante, qui se dilue immédiatement dans l'eau. En un éclair, tout est blanc et brouillé autour de lui. Ses pores ne filtrent plus, il a des vertiges. Vite, il doit remonter ... pour respirer !

Vu d'en bas, l'Embraer Xingu n'est qu'une petite tache argentée dans le soleil levant, à peine visible. Gérard est aux commandes, Ennio à l'observation.
-- Ca va le faire, lui lance Gérard, soit attentif !
Ennio, les yeux rivés aux jumelles, ne sait plus ce qu'il voit à force de scruter cette platitude de mer, d'un bleu foncé presque noir. Tout à coup, une tache claire retient son attention. Il parfait la mise au point et s'y attarde. La tache grossit. Pas de doute, c'est ça !
-- Ca y est, il l'a fait ! lance t-il à Gérard. Là, à trois heures, regardes !
Gérard amorce une courbe pour ramener le point à midi.
-- Pas de doute, il l'a fait, la tache grossit encore, jubile Gérard, on va assister à du pas banal !
-- Tu y crois vraiment, toi ? demande Ennio.
-- Qu'importe, dit Gérard, on va bientôt pouvoir la mesurer cette dilution exponentielle.

En effet, la tache blanche s'agrandit à vitesse exponentielle.
-- Regarde, maintenant ça fait au moins 10 km2, dit Ennio.
Mais elle s'étend encore, et encore. Bientôt la mer est complètement blanche et les deux hommes ne parlent plus, assommés qu'ils sont par l'ampleur de ce qu'ils voient.
-- On rentre, dit Gérard, on verra ce qu'il en est plus loin.

Mais sous eux et devant eux, la mer est blanche. Elle le sera aussi lorsqu'ils atterriront à l'aéroport d'Hyères. Au passage, ils auront vu le début d'une concentration de population massée en bord de mer devant ce spectacle incroyable.

Rico n'a plus de force. Il est comme asphyxié. Parviendra t-il à remonter ? Il ne se souvient plus des derniers mètres. Mais il est à la surface, haletant, tentant de reprendre son souffle. C'était bien ça, ses pores ne filtraient plus !
-- Mais qu'est-ce que c'est que cette arnaque, peste Rico, le container devait receler de l'or !

Autour de lui, la mer est blanche. On dirait du lait. Aussi loin que peut porter son regard, c'est blanc. Il voit son bateau à près de 500 m de là, mais il ne veut pas le rejoindre maintenant. Il veut retourner au container pour en avoir le cœur net. Mais dès qu'il plonge, il est contraint de remonter. D'abord parce qu'il n'y voit strictement rien, ensuite parce que sa peau ne "respire" plus. Quelle est cette catastrophe qu'il a provoquée ?

Il a été manipulé, c'est sûr ! Alors, il pense aux conséquences de tout cela. Si sa peau ne filtre plus, les ouïes des poissons non plus ! L'ampleur du phénomène et ses répercutions potentielles l'affolent soudain. Il nage comme un fou pour rejoindre son bateau. Puis il monte en haut du mat d'artimon pour observer la mer. Partout, la mer est blanche, spectacle incroyable, surnaturel ! Non, c'est un rêve, il va se réveiller. Il hisse les voiles pour quitter cet endroit de mort. Cap plein nord ...

Depuis quatre heures qu'il navigue à environ six à sept nœuds et il est toujours sur cette mer laiteuse, sans vie. D'ailleurs, il n'a aperçu aucun mouvement de poisson, dauphins ou autres, pas même le moindre poisson volant. Il pressent quelque chose de grave mais ne comprend pas ce qui se passe. S'est-on servi de lui pour une expérience ? Il s'accroche au mot expérience qui lui laisse penser que les choses vont s'arranger. Mais il faut se rendre à l'évidence, c'est toute la mer qui est blanche, toute la Méditerranée ! En est-il de même en profondeur ? Il ne peut y aller voir puisqu'il ne peut respirer dans cette eau troublée.

Mais alors, c'est la fin des méridéens et de La Méridéenne ? ...

- Les multiples tests ont démontré que le phénomène perdure environ 24 heures. Henri le répète encore une fois en rappelant à Samuel et à Georges qu'ils ont participé au programme et qu'ils le savaient. Il n'y a donc pas lieu de paniquer outre mesure. Samuel fait remarquer qu'il y a pourtant de quoi au vu de la surface touchée. Toute la Méditerranée, c'est tout de même incroyable !

Samuel dit encore qu'ils ont joué les apprentis sorciers pour n'avoir pas mesuré toutes les conséquences, notamment psychologiques, sur les populations. Henri n'aime pas ce discours et hausse le ton.
-- Tout le monde doit garder sa maîtrise de soi, dit-il. Cette décision, nous l'avons prise ensemble. Les expériences sur la vie aquatique, vous y avez participé. Nous savons tous qu'il n'y a aucune répercussion sur cette vie. Toutes les espèces, toutes les différentes branchies des poissons ont été testées. Vous savez comme moi que la molécule H n'affecte pas l'oxygène. Reprenez-vous, que diable !
Georges fait observer que lui, il est parfaitement calme et qu'il n'a rien dit ...

* * * * * * * * * *

Rico est bientôt en vue de la côte. Pourtant, il redoute de toucher terre. Lui, celui par qui cette incroyable catastrophe arrive, il n'ose se présenter à ses congénères terriens. Accablé par les remords et les questions, il décide de mettre son bateau en panne. Prostré, les yeux tournés vers le fond de son bateau, il n'ose plus regarder cette immensité blanche de cauchemar. Il finit par s'assoupir. Combien de temps dure sa torpeur ?

C'est le froid qui le réveille. Lorsqu'il relève la tête, le soleil a disparu mais il ne fait pas nuit. L'eau blanche est toujours là et elle s'oppose à l'obscurité totale. Il fait anormalement froid pour la saison. Il se pourrait même qu'il gèle, pense Rico. En plein mois de Juillet sur la côte d'azur, c'est incroyable ! Il s'agit sûrement d’un effet de la réfraction. Mais quelle est donc cette abomination que recelait le container ?

Depuis un moment, il lui semble que la nuit est plus présente. Il fait moins clair. Est-ce que la mer ... Il en prélève quelques litres avec un seau. Elle est toujours laiteuse, mais peut-être un peu moins. Pourtant, il en est sûr maintenant, la nuit s'affirme et la mer s'assombrit. Une certaine euphorie s'empare de lui. S'agirait-il d'un retour à la normale ?

Un deuxième prélèvement d'eau le lui laisse espérer : elle redevient transparente. Bientôt, la nuit est totale et l'eau est revenue à la normale. Rico est épuisé par les émotions. Il voudrait avoir fait un mauvais rêve mais il sait bien qu'il vient de vivre l'incroyable. Et sur terre ? Comment a t-on vécu cette catastrophe ? Qu’elles ont été les répercussions ? Qu’en disent les scientifiques, la marine, l'aviation, les médias ?

C'est par un subit vent de force 7 qu'il rallie une rade de Toulon en effervescence. Au passage, il a pu observer des bancs de poissons frétillants et n'en a finalement vu aucun le ventre en l'air. Ca n'était donc pas si grave ...

Jefferson, le Grand Sage de La Méridéenne, vient d'être informé par le réseau des poissons. Un phénomène étrange et inquiétant, sans précédent, est en train de se propager. L'eau devient blanche et opaque et personne n'en connaît la raison. Dans cette eau, la vision directe est nulle et il semble aussi qu'elle s'oppose à la transmission des signaux puisqu'il n'y a plus de communication avec les secteurs nord et nord-est. Le réseau prétend que le phénomène n'affecterait pas la vie aquatique. La vitesse de propagation serait de deux mètres à la seconde. Il a été généré depuis le point W15/X27 il y a quatre minutes.

Jefferson, le Grand Sage, ne peut expliquer et comprendre ce phénomène qu'il pressent comme un grand danger. Jamais les méridéens n'ont été confrontés à ce type de situation. Il calcule que la propagation atteindra La Méridéenne dans une dizaine de minutes environ. Si le réseau se veut rassurant par rapport aux conditions vitales, Jefferson sait que les hommes des profondeurs ne sont pas tout à fait des poissons. Qu'en sera t-il pour eux ? Il lui faut prendre une décision, et vite ! Alors il lance l'alerte : ordre est donné à tous les méridéens, sans aucune exception, de monter en urgence à la surface pour garantir "la respiration". Question de vie ou de mort ! Aussitôt, son ordre est répercuté et exécuté par tous.

Non, pas par tous. Léna, la gardienne des nurseries, a bien perçu l'ordre mais elle hésite. Jamais, dans l'histoire de La Méridéenne, le cœur de la cité, là où se perpétue l'espèce, n'a été abandonné le moindre instant. La mission de Léna n'est-elle pas d'assurer et de garantir le secret de la descendance ?
Elle considère qu'elle ne peut déserter son poste ...

L'eau est déjà blanche lorsque les méridéens arrivent à la surface. Certains font part des grandes difficultés qu'ils ont éprouvées à franchir les derniers mètres. Ils étaient en état d'asphyxie ! L'eau blanche n'est pas assimilable par les méridéens et Jefferson, le Grand Sage, sait qu'ils reviennent tous de loin. S'il n'avait pris cette décision, s'en était fini des méridéens et de La Méridéenne ! Il demande que soient fait les contrôles mutuels et qu'on lui signale les absents. Il n'est pas étonné d'apprendre que Léna, la gardienne des nurseries, n'est pas parmi eux ...

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Rico réussit l'exploit de suivre à la fois France Info et LCI. Il veut tout savoir mais n'apprend rien. Les médias tiennent un sujet sans précédent et repassent en boucle des vues d'hélicoptère et des témoignages sans véritable importance.

Des scientifiques, ou en tout cas des gens considérés comme tels, y vont de leur début d'explication. Mais à vrai dire, ils n'en ont pas de véritables. Il se dit que dans un tel contexte médiatique, son témoignage à lui vaudrait de l'or ! L’or qui devait se trouver dans le container !

Ce capitaine Gérard l'a bien eu. Il a marché comme un idiot dans cette histoire de container clandestin chargé d'or, largué au meilleur endroit, le moins profond de la Méditerranée.

Mais qui est-il vraiment ce capitaine Gérard ? Un véritable officier de marine en mission spéciale ? Ou un truand usurpateur ? Pourquoi l'avoir choisi, lui, pour ouvrir ce container, alors que, par 50 m de fond, il aurait pu l'être par n'importe quel plongeur ? Fallait-il que celui qui ouvrait n'en revienne pas ? Un plongeur classique s'en serait sorti avec son autonomie de respiration. Mais lui, Rico, il aurait pu y rester !

Mais alors, cela suppose qu'il fallait connaître ses particularités de méridéen ! Non, ça n'est pas possible. Quelle était la probabilité que le capitaine Gérard rencontre un méridéen pour le manipuler dans cette mission ? Et puis, ne lui avait-il pas proposé un équipement de plongée ? Non, il y a autre chose et il promet de s'y intéresser plus tard. Pour l'instant, c'est La Méridéenne qui lui pose question. A t-elle survécue ? Il lui faut d'urgence entrer en contact avec Jean ...

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Henri est content, Samuel est rassuré et Georges toujours stoïque. L'opération H est une réussite exceptionnelle. L'amiral Bertrand, celui qu'ils surnomment le cerveau, les a appelé tout à l'heure pour les féliciter. Vous n'oublierez pas de transmettre également mes félicitations au capitaine Gérard. Son rôle a été décisif. On se retrouve dans une heure dans la salle 22 pour faire un point.

A 14 heures, tous les protagonistes sont réunis. Après avoir renouvelé ses félicitations, l'amiral Bertrand demande qu'on lui rappelle les détails de la phase 4 qui concerne l'ouverture du container.
-- Car il y a un raté, dit-il.
Henri se dit que voila, ça commence, qu'après avoir distillé ses félicitations, il finira par engueuler tout le monde ! Le stoïque professeur Georges se signale.
-- C'est simple, dit-il,comme vous le savez, c'est l'ouverture de la porte du container qui commandait l'ouverture du caisson étanche. Un jeu de tringles actionnait en fait ...
Mais il est brutalement interrompu par l'amiral :
-- Stop ! tonne celui-ci, ne commencez pas à noyer le poisson. J'attends bien sûr qu'on évoque le rôle de l'homme, de l'opérateur.

Georges se racle la gorge ...
-- Avant tout, je rappellerai qu'on était tous d'accord pour jouer la carte Homme des profondeurs, dit-il.
-- Pour l'instant, personne ne le reproche à quiconque, coupe l'amiral. J'aimerais juste qu'on me rappelle les éléments si peu cartésiens qui ont provoqué ce choix.
Henri note avec appréhension le "pour l'instant".

-- Peu cartésien, c'est rien de le dire, relève Georges. Vous savez ce que nous autres scientifiques avons dû faire comme concessions pour admettre l'invraisemblable.
-- Justement, rappelez-moi, mais rappelez-moi donc ... insiste l'amiral.
Henri se dit que décidément ça sent le brûlé. George reprit :
-- Tout ceci part du fait que mon attention avait été attirée par un article de presse relatant l'affaire du cargo Neptune disparu en Méditerranée dans lequel des allusions étaient faites sur une vie sous-marine. Voulant satisfaire ma curiosité naturelle, j'ai rencontré l'inspecteur italien qui, à l'époque, était chargé de l'affaire, ainsi que l'affréteur du cargo. Mis au courant des détails de l'enquête, j'ai vite partagé les conclusions officieuses de l'inspecteur selon lesquelles le nœud de l'affaire ne pouvait se trouver que sous la mer. Ensuite, c'est le hasard qui a fait les choses, quand j'ai évoqué ces affaires avec le capitaine Gérard et que celui-ci a osé, car il fallait oser, me faire part de ses observations personnelles. D'ailleurs, Gérard, ce serait mieux que tu prennes la suite ...

Le capitaine Gérard se racle également la gorge ...
-- Lorsque Georges m'a parlé de l'affaire du Neptune, dit-il, j'ai tout de suite percuté sur les témoignages du bar du Mistral accréditant l'hypothèse des hommes poissons. Parce que, à plusieurs reprises, j'avais déjà pu observer moi-même un phénomène étrange. Le gardien de nuit de l'espace Mirabeau, au cercle naval de Toulon que je suis amené à fréquenter assez souvent lors de mes missions sur le Charles-de-Gaulle, avait la faculté de disparaître et de réapparaître bizarrement. J'avais évidemment douté de mes sens et mis ces visions sur le compte d'un état surmené. Mais j'étais pourtant sûr de ce que j'avais vu. Aussi, lorsque Georges m'a parlé de ces témoignages dans l'affaire du Neptune, et surtout de cette quasi évaporation au dessus de l'aquarium de Monaco, j'ai planqué plusieurs semaines devant l'entrée du cercle naval de Toulon. Ce que j'y ai vu alors m'a conforté dans la certitude que le gardien était bien un Homme des profondeurs. J'ai alors engagé un long travail de rapprochement avec lui et la suite, vous la connaissez.

-- Très bien, dit l'amiral. Mais pendant qu'on y est, rappelez-moi aussi les résultats de l'étude des macro-photos.

-- Nous y avons mis les moyens, dit Henri. Le capitaine Gérard avait pu photographier les avant-bras de l'homme avec un appareil spécial infrarouge à 40 millions de pixels. C'est quasiment de l'ordre du microscope. L'étude des pores de la peau a pu démontrer qu'ils étaient bien pourvus d'un système de type branchies des poissons mais là s'arrête la comparaison. Car il s'agit d'infimes surfaces de filtration qui ne sont efficaces que parce que leur corps, comme le notre d'ailleurs, en comporte des millions. Considéré isolément, le pore ne peut laisser passer la molécule H au contraire de tous les autres animaux marins. Et c'est bien cela qui a emporté notre décision.

-- Ce qui a emporté NOTRE décision, c'est VOTRE certitude que l'homme ne survivrait pas à l'ouverture du container ! tonne l'amiral. Le plan prévoyait un bateau vide, abandonné en pleine mer pour donner du grain à moudre aux enquêteurs car il n'y avait aucune chance que le corps de cet homme soit retrouvé. Le problème, c'est que cet homme et son bateau sont revenus puisqu'ils ont été vus ce matin en rade de Toulon !

Un ange passe. Puis deux. C'est Gérard qui rompt le silence :
-- J’avais prévu qu’il puisse être tenté d’utiliser un équipement de plongée, malgré ses facultés d’homme poisson. C’est pourquoi je lui avais proposé de lui en fournir un, pour sonder le personnage. Je vous l'ai dit, Il l’a refusé catégoriquement alléguant qu’il n’avait besoin de rien, et ajoutant même : ça vous épate, hein ?

L'amiral réfléchit. Henri qui n'a rien dit jusque là se risque :
-- Leur résistance à la pression est exceptionnelle. Peut-être ont-ils encore bien d'autres secrets qui restent à percer, comme celui de la perception d'un danger par exemple ...
-- S'il avait détecté un danger, il n'aurait pas ouvert, dit l'amiral. Et donc, en l'occurrence, il n'y a qu'une alternative. Soit c'est un être "normal" et il avait un appareil respiratoire, soit les résultats de vos études sont erronés. Comme la première hypothèse supposerait que l'on mette en doute les paroles du capitaine Gérard, y compris ses photos, je m'en tiendrai donc à la deuxième.
-- Merci amiral, dit Gérard, pince sans rire.
Henri et Georges se regardent un long moment. C'est Henri qui prend la parole.

-- Ecoutez amiral, nous sommes désolés et nous savons que le mot peut être faible. Mais en toute logique, l'homme aurait dû périr par asphyxie. Mais peut-être est-ce un surhomme !
-- Mais C'EST un surhomme ! s'emporte l'amiral.
-- Maintenant, il va tenter de me retrouver, dit Gérard, et ça lui sera facile. Je considère donc que je suis en danger de mort.

L'amiral Bertrand se mordille la lèvre inférieure. Puis il lance :
-- Désolé capitaine Gérard. La Marine Nationale, elle, est inattaquable !

Henri traduit par "débrouillez-vous mon vieux" !

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Jean est atterré et n'arrive pas à y croire. Plongé qu'il était dans l'écriture de son troisième roman, il n'a rien vu, rien entendu. Rico, au téléphone, lui fait part de ses grandes inquiétudes pour La Méridéenne.
-- Il nous faut se rencontrer d'urgence, dit-il. Par la mer, chacun fait la moitié du chemin, rendez-vous à la pointe du Hoc à St-Tropez. A tout à l'heure ...

Lorsque Rico arrive, Jean est déjà là. Ils s'étreignent comme des frères.
-- Ainsi, tu es à l'origine de cette monstruosité, dit Jean. Mais quelle est donc cette force qui t'entraîne dans de telles galères ?
Rico se défend.
-- Ce container devait receler de l'or, dit-il. J'ai juste ouvert la porte. Je me suis fait complètement manipuler. Mais le plus grave, c'est que je pense qu'on m'a utilisé parce que je suis un méridéen !
Jean est interloqué.
-- Mais c'est très grave ce que tu dis là ! Qu'est-ce qui te le fait penser ? demande t-il.
-- Dans cette eau blanche, j'ai frôlé l'asphyxie totale. J'ai bien failli y rester. Sans mon réflexe de terrien pour remonter promptement à la surface, je ne serais pas avec toi pour en parler. Et je pense bien sûr que c'était le but, que je ne devais pas en revenir.

Jean réfléchit. Comment aurait-on pu découvrir tes particularités ? As-tu fait des confidences à quelqu'un ? soupçonne t-il.
-- Jamais, au grand jamais ! s'emporte Rico. Comment peux-tu imaginer que je trahirais La Méridéenne ?
-- Ne t'énerve pas, je cherche simplement à comprendre. Penses-tu que le phénomène ait touché les profondeurs ? questionne t-il encore.
-- Je n'en sais rien. Mais un élément m'incite à penser que non, et je m'y accroche en pensant aux frères.
-- Expliques-toi, dit Jean.
-- Et bien voilà : ce container n'a pas été largué au hasard, mais à un endroit choisi ... parce qu'il n'y avait pas plus de 50 mètres de fond. Tu en connais beaucoup en Méditerranée des plateaux marins qui remontent à 50 mètres ? Non, alors ce n'est pas un hasard. Je pense que dans une profondeur plus importante, la réaction aurait peut-être été différente; une histoire de pression ou je ne sais quoi.
-- Si tu dis vrai, alors La Méridéenne est peut-être sauve. Il nous faut sans tarder y aller voir. Allez, suis-moi ...

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Jefferson, le Grand Sage, est congratulé par tous les méridéens pour sa présence d’esprit. Mais il refrène les ardeurs et ordonne à tous de se surveiller mutuellement. Il faut rester groupé car nul ne sait ce qu’il va advenir. Certes, nous sommes encore en vie, mais nous ne pouvons exister sans La Méridéenne, dit-il. Mettons à profit ce grand rassemblement pour tenir conseil. Un méridéen fait remarquer que désormais, ils sont tous condamnés à vivre en terrien et que c’est donc la fin de La Méridéenne. Un autre dit qu’il existe maintenant la preuve que La Méridéenne n’est pas éternelle. Quelques autres relèvent que les signaux ne parviennent plus, qu’ils sont coupés du réseau des poissons. Beaucoup pensent que c’est tout simplement la fin, qu’ils ne survivront pas à ce cataclysme inconnu.

Jefferson, le Grand Sage, n’écoute que distraitement. Il réfléchit. Cette catastrophe n’est pas naturelle. C’est une réaction chimique provoquée volontairement par un apprenti sorcier de terrien ! Jefferson les connaît trop bien ces terriens vils et avides. Il n’ose imaginer les conséquences de cette catastrophe sur la faune marine, même si le réseau se voulait rassurant. Je trouverai le responsable, se jure t-il.

Beaucoup de temps a passé lorsqu’un méridéen fait remarquer que la mer redevient transparente. En effet, autour d’eux, la mer est moins blanche. Quelques temps plus tard, tout semble revenu à la normale. Les signaux du réseau leur parviennent enfin. Ils disent qu’il n’y a plus de danger. Mais les méridéens s’interrogent. Peuvent-ils retourner à La Méridéenne ? Cette catastrophe ne risque t-elle pas de se reproduire ? Ont-ils le choix ? Le Grand Sage dit qu’ils devront désormais vivre avec ce risque inconnu jusqu’ici. Il donne l’ordre de retourner à La Méridéenne ...

La mission spéciale du lieutenant de vaisseaux Gérard est terminée. Il estime l’avoir menée à bien, en fidèle serviteur qu’il a toujours été. Mais il n’en a pas fini pour autant. Il subit, à titre personnel, un contre coup inattendu. Comme les autres, il s’est appuyé sur les certitudes scientifiques et il découvre leur relative fiabilité. Bien sûr, il comprend l’amiral : que pèse son cas personnel face à l’intérêt de défense nationale ? Mais il faut regarder la réalité en face : il s'agit ni plus ni moins de supprimer l’homme des profondeur ! C’est lui ou moi ! C’est décidé, il va se mettre en indisponibilité et reprendre sa planque rue Mirabeau. Ne pas se presser. Il a le temps de mettre au point l’opération. Il est convaincu que les hommes poissons sont trop attachés à préserver leur secret. L’homme ne parlera pas. Il en est sûr ...

* * * * * * * * * *

Lorsque le Grand Sage et tous les frères arrivent à La Méridéenne, ils n’ont qu’une seule question : que sont devenus Léna et les nurseries ? Mais les cris de joie arrivent très vite : Léna est sauve et La Méridéenne semble intacte.

Le Grand Sage dit à Léna qu’il se félicite qu’elle lui ait désobéi. Léna fait observer qu’elle n’a pas le sentiment d’avoir désobéi au Grand Sage car sa mission va bien au-delà du respect qu’elle lui doit. Elle rappelle que la garde des nurseries, et donc de la reproduction de l’espèce, se transmet depuis des temps immémoriaux et que les méridéens mâle – y compris le Grand Sage, ajoute t-elle – sont interdits d’accès aux nurseries. Le Grand Sage, qui a l’humour des terriens, dit qu’il a compris qu’il n’avait rien à dire.

Le phénomène n’a donc pas touché La Méridéenne et Jefferson apprendra un peu plus tard par le réseau, qu’il s’est finalement limité à une couche d’environ 200 mètres d’épaisseur.

Lorsque quelques temps plus tard, Jean et Rico arrivent à La Méridéenne, il la trouve avec son effervescence habituelle. Rico est soulagé d’un poids immense et Jean le félicite pour son analyse : il fallait effectivement que ce container soit ouvert à peu de profondeur. Ils demandent à être reçus par celui qu’ils appellent encore le nouveau Grand Sage.

Jefferson les reçoit immédiatement. Il dit qu’il est heureux de les revoir et les remercie pour leur attitude et l’attention qu’ils portent à La Méridéenne. Mais comment en serait-il autrement, s’offusque Jean.

-- Grand Sage, nous devons t’informer de ce que nous savons de cette affaire, dit Jean. Rico est dans ses petits souliers. Pourtant, c’est lui qui parle, puisque c’est lui qui sait, puisque c’est lui qui a vécu aussi cela à la surface.

Jefferson écoute, n’interrompt pas, ne dit rien. Déjà, un plan mûrit dans sa tête. Lorsque Rico en a terminé, il lui demande s’il a pu observer, en surface, des dégâts à la faune marine, des poissons morts ou autres. Rico dit que non et précise que l’impact est peut-être plus important dans les têtes des terriens qui ont vu cette étrangeté.

Ainsi, le monde marin et sous-marin n’a pas été touché. Mais les hommes poissons auraient pu l’être, eux ! En vérité, seuls les hommes poissons ont risqué leur vie dans cette histoire de cauchemar. Jean se demande si c’est voulu. Rico, lui, se demande bien qui en voudrait, à condition de savoir qu’ils existent, aux hommes poissons.

Le Grand Sage, lui, pense qu’il s’agit d’une expérience de haut niveau, intéressant la défense nationale d'un pays dont il est à peu près certain qu'il s'agit de la France, avec des buts de lutte anti-sous-marine ou d’études sur les répercussions climatiques.
-- Ca recommencera ! professe t-il. J’ai fait le serment de trouver le responsable, dit-il encore. Forcément, Rico va m’y aider, mais nous avons besoin de quitter La Méridéenne un long moment. Or, qui va gouverner La Méridéenne ?

Jefferson regarde Jean qui a tout compris. Une procédure simplifiée prévoit en effet que le Grand Sage puisse déléguer ses pouvoirs provisoirement.
-- Passe-moi tes consignes et préviens les frères, dit ce dernier. C’est un grand honneur que tu me fais ...

-- L’amiral Bertrand est en réunion, on ne peut pas le déranger, répond Valérie au standard téléphonique. C’est de la part de qui ? On a déjà raccroché.

Salle 22, le professeur Henri refait une nouvelle fois la démonstration.
-- La molécule d’eau est composée d’un atome d’oxygène relié à deux atomes d’hydrogène, jusqu’ici, je ne vous apprends rien. La molécule H - je reviendrai sur sa composition plus tard - a la propriété d’envelopper la molécule d’eau en lui donnant une autre propriété, celle de se multiplier, et c’est bien ce que nous souhaitons. C’est l’enveloppe qui est blanche et qui agit comme un colorant. Les réactions sont provoquées par les électrons tournant autour des atomes et nous n’entrerons pas ici dans ces considérations trop compliquées. Il suffit de savoir que nous avons mis au point une molécule dont la rotation des électrons est limitée dans le temps. Un peu comme un roulement à billes qui tourne longtemps mais finit par s’arrêter. C’est la molécule d’eau qui imprime la force initiale aux électrons de la molécule H. Mais nous avons un problème avec la pression, et donc la profondeur.

-- Tous les marins dignes de ce nom devraient savoir cela, c’est pourquoi je le redis : nous subissons une pression de 1 bar à l'air libre au niveau de la mer. C’est la pression atmosphérique. Cette pression augmente d'environ 1 bar tous les 10 mètres. Par exemple, à 25 mètres de profondeur, un plongeur est soumis à 3,5 bars de pression totale, soit 1 bar de pression atmosphérique et 2,5 bars de pression hydrostatique.
-- Or, les essais en laboratoire ont démontré qu’au-delà de 8 bars de pression, les réactions ne se faisaient plus. Seul le plateau méditerranéen à l’est de l’île de Minorque remonte à moins 40 mètres.

-- Ca dépend de la position de la lune, objecte Georges.
-- Et de l’heure à laquelle on mesure, renchérit Samuel.
-- Et de la vitesse du vent, complète l’amiral. Bon, continuez Henri, ne vous laissez pas distraire.

-- Je disais donc que seul le plateau méditerranéen à l’est de l’île de Minorque remonte à moins 40 mètres et c’est pour cela que le largage a eu lieu à cet endroit.

Samuel questionne :
-- N’y a-t-il aucune piste à explorer pour limiter la multiplication et la diffusion exponentielle ? par exemple à 50 ou 100 km2 ?
Henri répond que c’est une question compliquée.
-- Comme je le disais, c’est la molécule d’eau qui imprime la force initiale aux électrons de la molécule H. Mais cette force décroît lors de la réaction de multiplication. Ce qui permet au phénomène de s’arrêter. C’est la structure même de la molécule H qu’il faut changer pour influer sur le temps. Nous continuons nos études sur le sujet ...
-- Dépêchez-vous d'aboutir, dit l'amiral, la phase lézard ou le brouillage de la totalité de l'élément est l'objectif , vous le savez.
-- Certes, répond Georges, mais brouiller sur 200 mètres de profondeur, ça n'est déjà pas si mal, non ?

-- Ca ne suffit pas Georges, ça ne suffit pas, objecta l'amiral ...

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Fin de la 5ème partie
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Chapitre 6 : La revanche - 1