La saga des pancartes S

Implantations

Nous savions déjà qu'au delà de leurs fonctions de sécurité, les pancartes S avaient imprégné durablement le paysage ferroviaire français. Abordons aujourd'hui un autre aspect : les conditions régissant leur implantation ; puis, penchons-nous sur des considérations plus générales.
Si tous les mécaniciens connaissent bien ces pancartes, qu'ils franchissent en donnant, selon le cas, un coup d'avertisseur distrait, ou bien attentif et appuyé, combien connaissent les modalités qui déterminent leur implantation ?

Des calculs complexes

D'aucuns pourraient penser que la distance d'implantation de ces pancartes est le fruit d'une évaluation arbitrairement définie et appliquée. Il n'en est rien bien sûr. En réalité, cette distance est le résultat de calculs très complexes, autrefois réalisés "à la main". Aujourd'hui, l'ordinateur s'en charge et puise même pour cela dans une base de données de cartes satellitaires et de relevés GPS. Ainsi l'incidence du coup de sifflet d'un engin moteur actionné à un endroit précis est-elle l'objet de toutes les attentions. Afin d'en mesurer la répercussion, les cartes satellites offrent de précieux renseignements à l'ordinateur, principalement en ce qui concerne le relief existant dans une rayon de 10 km du point à protéger. L'écho, ou son absence, généré par le relief, est simulé par l'ordinateur, mesuré et retenu comme l'un des paramètres déterminant la distance d'implantation.

Les études comportementales

Un autre paramètre important entrant dans le calcul est celui de la notion de vitesse d'approche du point protégé par la pancarte S. Les vitesses réglementaires étant différentes d'une catégorie de train à l'autre, d'une section de ligne à l'autre et même fluctuantes au sein d'une même catégorie de train, les calculateurs s'emploient à déterminer une moyenne qui, lorsqu'elle est connue, est à nouveau corrigée par application de l'indice SOCC de la ligne considérée, toutes tranches d'âge confondues. Rappelons que l'indice SOCC n'est autre que la Synthèse de l'Observation du Comportement des Conducteurs. Cet indice, régulièrement alimenté par les constats des CTT, fourni une moyenne, tant en ce qui concerne le temps de réaction des conducteurs que de leur propension à anticiper ou à différer leurs actions.

L'aspect environnemental

Autre élément important entrant dans le calcul : le climat local et les conditions météorologiques habituellement observés. Chacun comprendra que la présence récurrente de brouillard par exemple, influe sur la visibilité et sur l'acoustique. Aussi, la météorologie nationale ne pouvant la plupart du temps fournir de renseignements très précis, une enquête poussée est-elle diligentée auprès des autochtones riverains qui sont ainsi mis à contribution. L'éventuelle présence de bestiaux dans les parcs avoisinants est également une préoccupation entrant dans le calcul. Il convient en effet de ne pas effrayer indûment le bétail, ce qui peut provoquer des troubles graves sur certains genres comme la vache par exemple, voire des divagations toujours dangereuses pour les circulations.

Un résultat étonnant

Au final, il est une étonnante curiosité qu'il convient de révéler ici. En effet, quelles que soient les valeurs des paramètres issues des différentes mesures, le calcul final aboutit toujours au chiffre de 345. Ainsi, toutes les pancartes S sont-elles implantées à 345 mètres de la traversée ou du point qu'elles protègent.
A ce stade, on pourrait à juste raison s'interroger sur l'opportunité de réaliser des calculs complexes puisque le résultat est connu d'avance. Ce serait méconnaître l'autre aspect de la problématique qui est l'incidence du coût d'équipement.

L'incidence du coût d'équipement

De nos jours, il n'y a pas 36 méthodes pour protéger une traversée de voie, ou PN. Il n'y en a que deux : le PN à SAL ou la pancarte S. Or, quelle commune mesure peut-il y avoir entre un équipement PN à SAL, complexe et coûteux et une pancarte S faite d'une plaque de tôle et d'un poteau béton ? Aucune en terme de coût d'équipement. C'est pourquoi la SNCF s'impose des études longues et onéreuses lorsqu'il s'agit d'implanter un poteau béton garni d'une plaque de tôle, afin que moralement, la recherche d'une protection sécuritaire soit étayée par un coût supposé équivalent à la mise en place d'un PN à SAL.
C'est du moins ce qu'on ose croire. Car dans le cas contraire, le coût dérisoire engendré par la pose d'un poteau béton et d'une plaque de tôle pour protéger un point dangereux serait l'aveu du peu de cas fait au regard d'une obligation de sécurité.

Une efficacité en demi teinte

D'autant que l'efficacité de la pancarte S est l'objet de controverses parfois virulentes dans les foyers. En effet, parmi les mécaniciens, si certains s'érigent en défenseurs de la pancarte S, d'autres la dénigrent copieusement. S'il est vrai que les premiers s'amusent à faire peur aux vaches ou aux moutons, tandis que les seconds sont fatigués du bras droit, il n'en est pas moins vrai que des accidents sérieux n'ont pu être évités par la pancarte S ! On ne manquera pas d'objecter que ceci se produit également avec les PN à SAL.. Certes. Mais là encore, quelle commune mesure y a-t-il entre la remise en état d'un point équipé d'une pancarte S et celui équipé d'un PN à SAL ? Aucune. Il faudra remplacer les barrières du PN à SAL, vérifier les éléments du fonctionnement, pédales, engrenages, etc. Avec la pancarte S, il n'y aura rien à faire, sauf à se poser la question de savoir si le mécanicien a sifflé !

Le mécanicien a-t-il sifflé ?

Pour le savoir, on n'hésitera pas à interroger les autochtones, lesquels ne manqueront pas de se rappeler que dans le passé, ils ont déjà été dérangés pendant qu'ils étaient aux toilettes afin de témoigner de la présence ou non de brouillard dans leur secteur. Le mécanicien a-t-il sifflé ? peut-être que oui, peut-être que non ... je ne sais pas, j'étais aux toilettes ... et le doute subsistera ! Cependant, il est des cas où le témoignage sera systématiquement positif. Une pancarte S implantée à proximité immédiate d'une habitation pourra avoir des conséquences inattendues. Car si l'étude se préoccupe de la présence ou non de bestiaux dans les prés voisins, la présence d'habitations n'est pas, quant à elle, un élément pris en compte dans l'étude. Le mécanicien a-t-il sifflé ? ils sifflent tous comme des italiens ! c'est plus une vie, on en a marre ! Ainsi s'exprimera l'autochtone excédé, riverain d'une pancarte S.

Mais que font les ateliers ?

Notons, en marge de ce sujet, une dérive ennuyeuse des ateliers de maintenance des engins moteur. De tout temps, le mécanicien a obtenu le son aigu de l'avertisseur sonore en poussant, le son grave en tirant. Or, il est constaté de plus en plus des montages inversés qui déstabilisent le mécanicien. Car, alors qu'il s'attend à obtenir un son aigu, il obtient un son grave. Alors qu'il veut jouer pin pon pin, il obtient pon pin pon. Ca n'est pas la même chose et le résultat est frustrant pour l'exécutant, d'autant plus frustrant qu'il a l'oreille musicienne.
Cette frustration peut engendrer des comportements regrettables car, déçu par le résultat, le mécanicien peut être enclin à ne plus siffler. Dans le meilleur des cas, il tentera de s'adapter à cette situation mais son attention sera accaparée par la recherche d'un résultat mélodique et non par la sécurité.

De la bitonalité pour qui ?

La rencontre d'une pancartes S est souvent l'occasion pour le mécanicien de donner libre cours à son sens musical créatif. Là encore, l'autochtone riverain d'une pancarte S en témoignera ... les vaches et les moutons ne pouvant le faire ! Quant à l'automobiliste usager habituel ou occasionnel du PN non gardé, il ne pourrait témoigner de quoi que ce soit. Il y a en effet belle lurette que les automobiles ne sont plus découvertes et qu'elles sont, au sens de l'administration, des " carrosseries intérieures ". De plus, la climatisation se généralisant à l'intérieur des véhicules, le chauffeur et les passagers sont farouchement calfeutrés à l'intérieur de l'habitacle !
Peu de chance donc qu'ils entendent le phrasé musical du mécanicien à la pancarte S.
Quel dommage pour eux, qui se privent ainsi d'un concert, certes de courte durée, mais néanmoins si mélodieux ... et pourvu qu'ils marquent le stop !
Il faut le dire, la conjonction du mécontentement des autochtones riverains des pancartes S et de la peine des familles de ceux qui ne marquent pas le stop, conduira inexorablement à la disparition progressive des pancartes S !

Faut-il sauver les pancartes S ?

Sauver les pancartes S, c'est le combat engagé par un nombre non négligeable de mécaniciens qui pour cela, n'hésitent plus à enfreindre le règlement en sifflant de nuit aux pancartes munies du J (jour) ! Et ils vont même plus loin ! de nuit, ils sifflent également aux entrées et sorties des tunnels !
De l'avis même de bon nombre d'entre eux, si l'on y prend garde, les futures machines ne seront même plus équipées de l'avertisseur sonore ! Pour eux, la seule garantie passe par le maintien de la pancarte S.
Ce mouvement ne semble pas contrarier la direction de la SNCF qui serait, elle aussi, très attachée au maintien de ces pancartes, et cela en dépit du coût très important des études d'implantation et d'une autre fraction de mécaniciens fatigués du bras droit qui y est opposée.
Mais ces positions corporatistes ne tiennent aucunement compte du seul aspect qui vaille : l'efficacité sécuritaire. Alors, les pro pancartes S avancent des solutions. Par exemple celle qu'ils surnomment " le pense bête " et qui consiste en l'observation du comportement du bétail par l'automobiliste qui s'approche d'un PN non gardé. S'il fuit ou paraît agité, c'est qu'un train survient. S'il broute paisiblement, alors la voie est libre. Les anti-pancartes S sont farouchement opposés à cette solution qui, selon eux, sonnerait le glas du cliché de la vache qui regarde passer les trains.

Le cliché

Seuls certains mécaniciens ont conscience de ce drame : il y a bien longtemps que les vaches ne regardent plus passer les trains ! en vérité, depuis que le sifflet des engins moteur n'en est plus un. Car le sifflet produit par le jet de vapeur des machines d'antan n'avait pas ce caractère agressif des avertisseurs sonores d'aujourd'hui. Le sifflet vapeur intriguait le bétail qui s'arrêtait de brouter et levait une tête interrogatrice, curieuse, attentive, au mouvement dénué de toute crainte. Aujourd'hui, les 8 bars de pression d'air envoyés à la trompe de l'avertisseur provoquent un choc suivi d'une peur panique de la plupart des bestiaux qui donc, ne regardent plus passer les trains.
Et même lorsqu'il n'y a pas usage de l'avertisseur, le mécanicien observateur remarquera un comportement emprunt d'une totale indifférence chez la vache notamment, qui continue de brouter comme si de rien n'était ! C'est en effet indéniable, les vaches ne regardent plus passer les trains !

L'indifférence

Cette indifférence est mal ressentie par les mécaniciens et certains n'hésitent pas à attribuer leurs états d'âme dépressifs à ce constat. Ce sont d'ailleurs les mêmes qui sifflent inopinément - comme des italiens, diront les autochtones - afin de troubler cette indifférence du bétail ! Passer dans l'indifférence générale, y compris de celle des animaux, voilà bien le drame des mécaniciens d'aujourd'hui !
Qu'on y réfléchisse bien : le maintien des pancartes S reste en effet le seul moyen qui permet au mécanicien de manifester sa présence, d'aller en quelque sorte à la rencontre d'une reconnaissance, fut-elle inappréciée par les autochtones.

Les pancartes S dans le troisième millénaire

Mais pour l'heure, les pancartes S continuent de jalonner nos lignes, l'automobiliste béotien imaginant qu'elles indiquent des virages aux trains ! Mais comment, en ce troisième millénaire, pourrait-il imaginer qu'elles signifient " Siffler " ? Comment lui faire admettre qu'un TGV siffle ? Cela est l'héritage du passé, pourrait-on lui rétorquer. Cela relève de la même symbolique que le dessin de la pancarte routière qui lui annonce un passage à niveau et qui représente une locomotive fumante ! A ce propos, il est permis de se demander si la génération du troisième millénaire y voit, elle, une locomotive fumante ! elle qui sait à peine qu'il existe d'autres trains que les TGV et qui paradoxalement, continue d'appeler un autorail une micheline, même lorsqu'il est recouvert de tags !

L'anti-tag

Les tags, voilà bien un autre sujet de polémique ! Le matériel, qu'il soit voiture, locomotive ou automoteur, est de plus en plus la proie des taggeurs. Mais pas seulement. Les signaux, les cibles, les mats, les armoires électriques, tout y passe. Tout, sauf les pancartes S ! Les fins observateurs auront remarqués qu'elles ne sont jamais taggées. Pourquoi ? tout simplement parce qu'elles ressemblent déjà à un tag ! En fait, la pancarte S est un tag a elle toute seule ! Aussi, il apparaît bien qu'en ce domaine, la pancarte S montre le voie et que l'on devrait s'en inspirer au lieu de la dénigrer.

La rumeur

Certes, l'avènement de la radio, donc la conduite à agent seul, a contribué à ce que le mécanicien se renfrogne comme un accordéon dans sa housse. Mais il n'en subsiste pas moins des retrouvailles de mécaniciens, dans les foyers ou les cantines, qui génèrent des conversations hautement intéressantes. C'est ainsi que, derrière un paravent à la cantine de DN par exemple, on peut surprendre des conversations étonnantes. Etonnantes pour certains. Pas pour l'auteur qui, grâce à une oreille sélective, a pu remarquer que ces conversations tournent toutes autour de la pancarte S. Par exemple :
- " ... et celle de Branlemont, elle est mal foutue, juste après une courbe ! tu la vois au dernier moment ! Bon, à force, on sait qu'elle est là, mais quand même !"
- " ... c'est pas pire que celle de Fouzy Danlbégneur, celle-la elle est planquée derrière un poteau caténaire. Hier, encore un peu, je la voyais pas !"
- " Ouais, ils sont cons de les cacher ... on dirait qu'ils le font exprès !"
- " Mais bien sûr qu'ils le font exprès ... ils veulent les supprimer !"
- " Non ? c'est vrai ? j'avais vu ça sur un site internet de fou, mais je le croyais pas ..."
- " Ben si mon vieux ! paraîtrait que ça leur coûte trop cher en étude d'implantation ! "
- " Que ça coûte trop cher, ça je veux bien croire. Parce que, pour déterminer la distance d'implantation, bonjour ! Ca doit pas être de la tarte !"
- " Ouais, le Robert qu'a travaillé au VB, tu sais le rouquin du dépôt de NY, il me disait l'autre jour que les mecs de l'équipement disaient que ça pourrait pas durer longtemps, vu que les ordinateurs sont surchargés de données ... "
- " Tiens, en parlant de surcharge, la semaine dernière avec le 47512, j'ai refusé de partir ! j'avais 4 tonnes de surcharge ... "
- " ... ouais, ben on s'en fout ! ... on parlait de pancarte S ! Je crois qu'on nous écoute derrière le paravent ..."
Etc., etc.
... Et il ne s'agit là bien sûr que d'un extrait.

Ainsi, la rumeur de suppression des pancartes S existe bien, se propageant de façon incontrôlée de Kehl à Vintimille ou à Portbou ....

La parade

Heureusement, les pro-pancartes S évoqués plus haut se mobilisent. Non seulement en réveillant les riverains, les vaches et les moutons, mais grâce à Internet, ils ont trouvé un moyen de se fédèrer.
Pour s'en convaincre, il n'est que de visiter le forum fr.misc.transport.rail. Ils sont là les défenseurs de la pancarte S !
Hélas, ces lignes datent. Avec l'abandon des newsgroups par les opérateurs, Le forum fr.misc.transport.rail s'est retrouvé sur Google où il n'y a quasiment plus d'activité :-(

 

Retour Jaune

Grand merci à Voxygen pour ses excellentes voix de synthèse. - Crédit photo : Lecrame